Le sursaut européen : pourquoi le rapport Draghi marque un tournant géoéconomique décisif

À la croisée des dépendances énergétiques, des carences technologiques, d’un sous-investissement chronique dans l’appareil productif et des asymétries réglementaires, l’Europe cumule les fragilités. Son ouverture commerciale, historiquement perçue comme un levier de croissance, devient désormais un facteur d’exposition dans un environnement géopolitique polarisé. Pour les industriels, cela se traduit par une perte de compétitivité structurelle, notamment dans les filières stratégiques comme la chimie, la métallurgie, l’électronique ou les équipements industriels. La dépendance à des fournisseurs tiers pour les technologies critiques, les semi-conducteurs ou encore les matières premières stratégiques accentue cette vulnérabilité. Dans un contexte de recomposition mondiale, où l’autonomie économique est redevenue un marqueur de puissance, ces fragilités ne sont plus soutenables.
Face à cela, le rapport identifie trois transformations cardinales.
La première transformation marque un véritable changement de dogme : il ne s’agit plus d’adapter marginalement un modèle existant, mais de reconstruire une dynamique industrielle européenne autour de l’innovation stratégique. Restaurer la capacité d’innovation de l’Europe suppose de lever les verrous qui entravent le passage de la recherche fondamentale à la production. Les publications scientifiques sont nombreuses, mais leur conversion en applications industrielles reste marginale. Il est désormais impératif de structurer un écosystème d’intégration industrielle, capable de favoriser le transfert technologique, l’industrialisation rapide et l’émergence de champions européens positionnés sur les technologies de rupture – intelligence artificielle, robotique avancée, microélectronique, technologies quantiques.
La seconde transformation est celle de la décarbonation pensée non plus comme un coût, mais comme un vecteur de compétitivité. Cela impose une redéfinition des règles du jeu : prix de l’énergie, accès aux réseaux, financement des technologies propres, adaptation des normes. L’Europe ne peut réussir sa transition écologique qu’en l’articulant avec une stratégie industrielle claire, à même d’éviter la fuite des capitaux, la désindustrialisation ou l’augmentation des inégalités territoriales.
Enfin, la troisième transformation vise à reconstruire des capacités stratégiques internes : production de composants critiques, autonomie énergétique, cyberdéfense, infrastructure numérique souveraine. Ces enjeux ne relèvent pas uniquement de la défense, mais bien d’une nouvelle économie politique européenne. Une politique industrielle européenne pensée comme levier d’autonomie, non de repli.
L’effort financier annoncé – entre 750 et 800 milliards d’euros d’investissements annuels supplémentaires – dépasse largement les précédents historiques comme le plan Marshall. Il suppose un repositionnement complet de l’action publique : de la planification stratégique à l’harmonisation des marchés de capitaux, en passant par une réévaluation des instruments de gouvernance.
Cette ambition ne pourra se concrétiser que si les territoires sont associés en tant qu’acteurs et non simples bénéficiaires. Les écosystèmes industriels régionaux, notamment ceux articulés autour de hubs technologiques et de plateformes mutualisées, ont un rôle majeur à jouer dans l’implémentation opérationnelle de cette stratégie.
Le rapport Draghi ne propose pas une succession de mesures isolées. Il constitue un appel à la mobilisation collective en faveur d’un projet économique réarticulé autour de la production. Ce sont désormais les industriels, aux côtés des décideurs européens, des territoires et des centres de recherche, qui détiennent une part déterminante de la réussite. Car c’est bien à travers leurs choix d’investissement, leurs stratégies de réancrage, leurs innovations de procédés et de produits que prendra corps cette réindustrialisation stratégique de l’Europe.
A venir : Europe, réveille ton génie : restaurer une ambition technologique continentale
Publié le 7 août